Chicago 1912. Dans la jungle des villes, est un combat énigmatique et sans merci entre deux hommes que tout paraît opposer. Shlink qui, sous prétexte de réussite a, en quelque sorte, vendu son âme à la modernité de la ville, s’oppose à Garga qui, quant à lui, a préféré s’engluer dans une vie monotone sans perspective d’avenir… En offrant une adaptation ainsi qu’une mise en scène dark et contemporaine du texte de Bertolt Brecht, Jérémie Stora confère au texte de Brecht toute sa modernité. Une excellente pièce servie par quatre comédiens exaltés et talentueux, en ce moment au Tremplin Théâtre.
Un examen sans complaisance des méandres de l’âme humaine
Une ville ordinaire, une matinée ordinaire, hier comme aujourd’hui ou demain, dans un monde où l’argent rend fou : le bruit, la boue, des gens au travail ou sans. Qu’ils vendent du bois, des livres, du poisson, du sexe ou leur misère, ce sont d’autres qui en récoltent les fruits.
L’écriture de Brecht peut apparaître quelque peu opaque pour le lecteur néophyte (j’avoue que malgré mes études littéraires, je connais peu son oeuvre), la mise en scène audacieuse de Jérémie Stora rend cette pièce plus facilement abordable. En effet, même si l’auteur nous prévient de nous concentrer sur l’issue du combat et non ses raisons, cette énigmatique lutte physique et psychologique suscite de nombreuses interrogations. « Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais prenez part aux enjeux humains, jugez sans parti pris la manière de combattre de chaque adversaire et portez toute votre attention sur le dernier round. » Shlink le capitaliste ayant réussi souhaite t’il asseoir sa puissance et sa supériorité sur Garga? S’agit-il d’une attirance homosexuelle? Ou encore de la lutte entre un réaliste et un idéaliste? Ce combat symbolise t’il une sorte de conflit intérieur à tout homme, entre la volonté de réussir économiquement parlant, et le désir de vivre au jour le jour? À l’instar des matchs de boxe, ce combat n’a d’autre cause que le combat lui-même.
Brecht, à travers cette satire psychologique, propose un texte d’une étonnante modernité dans lequel des hommes quasi-bestiaux, de véritables fauves urbains se livrent une série de combats sans répit. N’hésitez pas à lire l’article de ma complice Nathalie, Le petit monde de Natieak ici.
Une mise en scène intense et disruptive
Afin de montrer l’atmosphère de chaos, mais aussi l’intensité des sentiments qui animent les différents personnages, Jérémie Stora a fait le choix d’une mise en scène épurée et disruptive. Rien n’est caché au public, ainsi les changements de décors et de costumes se font à vue. Les décors, facilement modifiables, permettent des changements rapides, insufflant ainsi un rythme haletant, embarquant dès lors le spectateur dans ce combat trépident.
Les jeux de lumière plongent alternativement le plateau dans une ambiance sombre et pâle, saupoudrant ça et là la scène de couleurs vives très équivoques, afin de faire ressortir toute la poésie de certains passages, empruntés notamment à Rimbaud. Les effets d’éclairage interrompu accentuent les jeux d’ombres et de suggestion, plaçant ainsi les protagonistes dans une étrange course hypnotique pour tenter de se retrouver dans la lumière, au sens propre comme au figuré.
L’oeuvre de Brecht est si riche que chacun peut se l’approprier de manière différente. Jérémie Stora, en incluant le concept du Triangle de Karpman dans la mise en scène, introduit l’idée positive, selon laquelle toute personne a le choix. Ainsi, le personnage de Garga avait le choix de ne pas répondre aux provocations de Shlink.
Jérémie Stora nous propose, à travers sa brillante adaptation de l’oeuvre de Brecht, une jungle urbaine convulsive, fiévreuse et poétique…
Des comédiens exaltés et férocement talentueux
Jérémie Stora – Metteur en scène – Le Babouin
Jérémie débute le théâtre à l’âge de huit ans au cours Irène de Crozefon à Paris. Diplômé du Celsa en Communication, il travaille quatre années dans le conseil en RH avant de se consacrer exclusivement aux arts dramatiques. Il se forme au Cours Florent, et participe 3 fois au festival OFF d’Avignon avec la création Dans les entrailles de la Terre de Daniela Morina, et Dans la jungle des villes de Brecht qu’il met en scène. Au théâtre, il touche à tous les registres, des classiques tels que Les Femmes Savantes de Molière, ou Le Dindon de Feydeau, en passant par le boulevard avec Mariage à 3 de G. Alibert ou Dompte un mec.com de P. Hernandez, jusqu’à du contemporain comme Les Justes de Camus et Les quatre morts de Marie de Fréchette. Il réalise et joue dans plusieurs Web-séries (Un Des Cent, Bloque note, etc.) et tourne dans des long-métrages cinéma (Chocolat, Gauguin, Neuilly sa mère, etc.) et séries TV (Nox, Ad Vitam, Le Bureau des légendes, etc.). Depuis peu, il travaille sur l’écriture de son seul en scène sur la philosophie, My Taylor is Nietzsche, monte une pièce jeune public intitulée Il pleut du chocolat dans mon grenier et poursuit son travail de mise en scène avec cette pièce de Brecht. Malin comme un Singe, Jérémie sème des peaux de bananes sur son passage pour rendre fous ses acteurs. A force de les singer, ces derniers lui apprennent à faire la grimace. Mais quand le primate les mate, il s’en lèche les babouines.
Guillaume Kovacs – George Garga, John Garga
Guillaume découvre le théâtre pendant ses études en école d’ingénieur il y a maintenant 11 ans. Depuis 2012, il côtoie plusieurs compagnies théâtrales avec lesquelles il joue 12 hommes en colère de Reginald Rose, Tout est bien qui finit bien de William Shakespeare, Le Dindon de Georges Feydeau, ou encore Les Justes d’Albert Camus. En 2016, il est sélectionné pour jouer au festival de théâtre de Bussang au Théâtre du Peuple. Il y joue Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, mis en scène par Guy-Pierre Couleau, directeur du CDN de Colmar. Après le festival, la pièce part en tournée au Théâtre National de Nice et au Théâtre Gérard Philippe de Calais. Titulaire depuis 2018 d’un Diplôme d’Etudes Théâtrales obtenu au Conservatoire à Rayonnement Régional de Créteil, il fait également ses premières armes en tant que metteur en scène sur la pièce Oussama ce héros de Dennis Kelly et Preparadise Sorry Now de Rainer Fassbinder. Il rejoint en 2017 la Compagnie Jangala pour reprendre le rôle de Garga Dans la jungle des villes de Brecht. Rare comme un Panda, Guillaume est un acteur en voie d’extinction : ni blanc ni noir, ni trop gentil ni mauvais garçon. La singularité de son jeu en fait un premier rôle qui jubile au contact du public, mais qui une fois mis au banc, bout.
Thomas Besset – Shlink
Issue d’une formation professionnelle d’expert comptable, Thomas n’a cessé de côtoyer le monde des arts dramatiques depuis sa tendre adolescence. Formé sur les planches par la compagnie Icare, il enchaine pendant près de 10 ans et plus de 150 représentations les rôles les plus hétéroclites, de Cléante dans Le Tartuffe de Molière, à Sir Andrew dans La nuit des rois de Shakespeare, Hochepaix dans Mais ne te promène donc pas toute nue de Feydeau, en passant par Don Carlos dans Don Juan de Molière, Lunardo dans Les rustres de Goldoni, ou encore Stepan dans Les justes de Camus. C’est d’ailleurs lors de ce projet que Jérémie lui propose d’intégrer la Compagnie Jangala pour interpréter le rôle de Shlink dans la pièce de Brecht. Fourbe comme un Serpent, Thomas ondule sur la scène pour envouter les spectateurs et envenimer l’ambiance. Mieux que personne, il sait mordre ses répliques pour faire sonner les charmes que sa vie perd, et rendre cool l’œuvre.
Caroline Fontant – Marie Garga, Maë Garga, Jane
Diplômée d’un master 2 en droit de la propriété intellectuelle, Caroline exerce dans un premier temps en tant que juriste dans la production audiovisuelle. Elle suit en parallèle, une formation de comédienne au Cours Florent durant laquelle elle fait notamment la connaissance de Jérémie avec lequel nait très vite une envie de collaboration artistique. Côtoyant le monde des médias le jour et celui des planches le soir, Caroline se forge un double profil bien utile dans le monde du spectacle. Durant son cursus théâtral où elle interprète des rôles très variés (Tchekhov, Williams, Feydeau, etc.), s’affirme également son désir d’écriture et de mise en scène. Elle a même l’opportunité de voir une de ses créations, Dermis, insérée dans le spectacle de 3ème année du cinéaste Cédric Prévost. Aujourd’hui, Caroline a décidé d’embrasser pleinement une carrière artistique et démarre celle-ci en rejoignant la Compagnie Jangala pour endosser les 3 rôles féminins de la pièce Dans la jungle de villes de Brecht de Paris en Avignon. Roulée comme une Poule, Caroline pond des œufs d’or à chacune de ses interprétations. Elle ne fait jamais sa poule mouillée face aux nouveaux défis, préférant donner la chair à ceux qui lui font fi. Pour ses compagnons de scène, elle est comme une mère poule, et même lorsqu’elle trouve un couteau, hors de question pour elle d’y laisser des plumes.
D’une poésie brute et d’un réalisme saisissant, Dans la jungle des villes est une pièce intense. L’habile et sensible adaptation, ainsi que la mise en scène disruptive de Jérémie Stora, et l’interprétation exaltée des talentueux comédiens donnent à ce texte empreint de férocité toute sa modernité. À ne pas manquer, jeudi et vendredi prochains à 20h30 au Tremplin Théâtre. Le spectacle dure 1h20.
crédits photos: Compagnie Jangala
Le Tremplin Théâtre – Salle Molière
39 rue des Trois Frères
75018 Paris
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Natieak
10 décembre 2018Coucou
J’ai été ravie de découvrir l’univers de Brecht et cela d’autant plus avec une mise en scène aussi bien pensée.
Bises
Princesse Acidulée
13 décembre 2018Un de mes coups de coeur de l’année je crois :)) Mille bises ma belle.
Serena
12 décembre 2018Coucou ma belle,
Dommage qu’on ne puisse pas se dédoubler pour tout voir car cette pièce m’intéresse bien !
Des bisous <3
Princesse Acidulée
13 décembre 2018Je pense que cette pièce te plairait en effet ma jolie. Mille bises.
Sandrine
12 décembre 2018Merci pour cette analyse fine d’une oeuvre pas toujours simple d’accès et pour nous faire découvrir une mise en scène qui réussit à être iconoclaste quant à cet élitisme de la pensée brechtienne.
Princesse Acidulée
13 décembre 2018Merci ma chérie. Tellement.